Isidro Romero

" Je n'ai rien d'autre à faire de mes jours que de la peinture et… rêver.
Il m'est arrivé, tombant sur certains poèmes, de vouloir peindre les "Poires d'or" d'Hölderlin… J'en ai une nostalgie éperdue, parler de l'amour, des gestes de l'amour, de la tendresse, ou simplement, peindre une nature morte…"

1936 : Naissance d’Isidro Romero à Barcelone.
Février 1939 : Passage de la frontière
franco-espagnole.
1950 - 1956 : Vit et travaille à Clermont-Ferrand.
1958 : Monte à Paris.

1959 : Rencontre François Truffaut.
1961 - 1966 : Rentre à la Radio-Télévision-Française (R.T.F.).
1966 : Expose au Salon de la Jeune Peinture.
1967 : Participe à la Biennale de Paris.
1968 : Première exposition particulière,
Galerie Claude Levin, Paris.
1968-1985 : Devient réalisateur
Service de la Recherche de l'ORTF
(Nombreuses monographies :
P. Neruda, O. Welles, P. Brook, J. Cassou...).
1984 : Reçoit le Prix de l'Union des Artistes au Festival
de Prague pour "Une enfance rêvée".

1985 : Décide de se consacrer exclusivement
à la peinture.
1986 : Exposition personnelle à Madrid,
Galerie Faunas.
1991 : Exposition personnelle à Amiens,
Cité Universitaire.
1996 : Exposition personnelle à Paris, La Règle d'or.
1998 : Expose ses « Massacres »
chez Niki Diana Marquardt, Paris.
2001 : « Drôles d’oiseaux » chez idées d’artistes

 

Je peins depuis longtemps…

J'ai commencé à peindre lorsque j'avais quatorze ans et demi. J'avais décidé d'être peintre. Cela n'était pas évident, j'étais ouvrier et soutien de famille, mon père était malade, il devait mourir de cette maladie, la maladie de l'exil…
À l’époque j'étais à Clermont-Ferrand, je suivais des cours du soir à l'École des Beaux-Arts, après huit heures d'usine. J'ai fréquenté un ciné-club où j'ai connu Jean Vigo et vu "Zéro de conduite".

Je me suis senti dépossédé de quelque chose que je portais. En effet, j'avais une nostalgie éperdue de ma vie au pensionnat ; j'avais retrouvé mes parents à l'âge de 13 ans. J'ai connu le paradis dans mon enfance de 10 à 13 ans dans un château en Auvergne. Il y avait les filles, les saisons, tout était le bonheur. Cette découverte de Jean Vigo a suscité cette réaction : "Si c'est ça le cinéma, alors moi aussi je suis aussi cinéaste !" On a passé coup sur coup Jean Vigo et Eisenstein. Ce fut une révélation. Le cinéma était la synthèse des arts ! Eisenstein faisait rentrer les compositions de Delacroix dans ses films. Du coup, je voulais faire de la peinture et de la mise en scène.

En 1958, je suis venu à Paris, je ne savais pas où coucher, j'étais très seul. J'ai connu François Truffaut avec lequel j'ai eu une véritable rencontre. Il m'a aidé pendant deux ans et demi, il m'a donné de l'argent, il m'a formé, j'ai vu tous les films. C'était une période très intense et puis j'ai commencé une activité professionnelle à la télévision. Voilà comment les choses se sont faites.

Mais j'ai toujours continué à peindre car j'avais besoin d'un exorcisme. J'avais découvert la vertu de la catharsis grâce à la peinture. La possibilité de projeter ses pulsions, son moi intime dans la peinture. J'ai toujours essayé de mener les deux activités en alternance si bien que je n'étais ni peintre, ni cinéaste.
J'étais dans l'insatisfaction, j'étais dans la frustration. Ce dilemme m'a traversé durant quarante ans et un jour, j'ai décidé de trancher.
En 1985, j'ai éprouvé un sentiment de victoire grâce à un film dont j'avais écrit le scénario. C'était une co-production avec les Espagnols. Le film raconte l'histoire de la résistance des étrangers en France vue par un enfant de dix ans. Cela m'a servi de psychanalyse, ça m'a nettoyé la tête, cela m'a permis de régler un très vieux compte et cela m'a libéré pour la peinture. Là, j'ai fait un choix irréversible.

Depuis je continue. Peindre tous les matins, cela n'est pas évident. Je me suis imposé une précarité matérielle totale et comme je n'ai pas d'argent, j'ai décidé de peindre sur papier. J'ai décidé de ne pas faire de l'huile, c'est trop long, cela met trop de temps à sécher. Pourtant la peinture à l'huile, je ne peux pas m'en passer, cela me met dans un état second et j'ai besoin de cet état second, de cette transe. Je fais une peinture à caractère hystérique, je peins avec tout mon corps....
C'est dur de ne pas employer ces moyens sans trop de nostalgie : une toile solide, un bon châssis, mais cela s'accumule, je n'ai pas de place chez moi. J'ai mis au point des moyens de production qui correspondent à mon niveau économique : du papier et de l'acrylique. Adieu la peinture à l'huile, l'acrylique sèche très vite et fait des glacis merveilleux. Il y a une correspondance entre ma situation matérielle, précaire, et les moyens mis en œuvre. La peinture, je ne peux pas y échapper. Même si je débouche dans une impasse et dans l’autodestruction, je ne peux m'en passer.

Je sors, si je puis dire que je sors, d'une période de deuil très dévastatrice, extraordinairement bouleversante. Bouleversante en ce sens que toutes les données philosophiques, plastiques et psychologiques ont été modifiées par la mort de mon fils. Je n'ai pas encore accepté cette mort absurde. Il ne se passe pas de jour sans que…

Le deuil m'a préparé. En effet, je peux lire l'information et passer à la peinture en préservant l'indignation. L'indignation, cela peut être moteur et créateur. Quand je peins, je ne m'embarrasse pas beaucoup. Je fais une peinture d'urgence, ici l'inachevé a tous ses titres, ses droits. C'est une peinture indicatrice et significative plutôt que finie et soignée. Je peux laisser et passer à autre chose.

Quand je travaille, je ravive toutes les pratiques anciennes, je les connais, je les souligne, parfois, je m'en sers, je les canalise. Pendant des années, j'ai pratiqué une peinture qui n'était pas habitée par la fureur mais j'ai beaucoup travaillé et détruit plus encore.

C'est tout ce travail antérieur qui apparaît, qui constitue "un métier". Par exemple, après mon film en Afrique. À l’époque, je mettais mes mains dans le rouge, je les trempais et j'imprimais mes mains sur la peinture, j'étais habité par des mouvements pulsionnels qui avaient cette forme sanglante, puis j'ai banni tout cela.

Et ce matin, tout naturellement, j'ai retrouvé cette pratique ancienne. Trente ans après, je me retrouve en train de coller mes mains pleines de peinture sur la toile. Parfois, je m'aperçois qu'il y a des tableaux que je voulais faire, il y a vingt ou trente ans qui affleurent aujourd'hui, avec les découvertes de l'époque. C'est quoi les découvertes de l'époque ? C'est l'engouement pour telle ou telle façon de peindre chez les autres. C'est l'aspect ludique, le jeu du pointillisme quand on est en état de vacuité totale.
La vacuité est capitale comme catégorie picturale, sans elle il n'y a rien, ainsi que quantité d'autres choses qui relèvent de cet état quasi-enfantin, quasi-régressif.

Il y a une dizaine d'années, j'avais fait une série de tableaux pour ma petite fille qui venait de naître, la fille de mon fils. Cette série s'appelle "Calypso", j'avais fait des dessins pour les enfants, pour qu'un enfant puisse s'en saisir. Alors j'ai redécouvert l'invention, la fraîcheur et le génie des dessins d'enfants.
J'ai beaucoup envié cet état de créativité de l'enfance ou les graffiti de Jean-Michel Basquiat. Il est le peintre, après Bacon, qui m'ait le plus bouleversé. Toutes ces données, le manque, le vide, la béance, la fracture, la spontanéité, la chose très préméditée, très savante, la virtuosité, tout cela nourrit mon travail.
De même, on retrouve les coulures, les projections, toutes ces pratiques de l'histoire de la peinture.
Tous les matins, je me retrouve ainsi avec l'histoire de la peinture de ce siècle. Mais pourquoi ? Pas pour faire référence mais parce que j'ai beaucoup aimé…

C'est une saison nouvelle pour ma vie de peintre. Une saison heureuse. Cela n'empêche pas tous les jeux sensibles de la peinture. J'ai parlé de l'aspect ludique voire infantile, il y a aussi la couleur. La couleur dont je ne peux me passer. Je me sens fondamentalement coloriste. Je me fais des glacis à la Titien, des fonds à la Rembrandt. Je projette Pollock. Il y a une orgie picturale où je passe en revue tous les référents de la peinture. Là, il y a une très grande jouissance.
La série a pour vocation de créer à chaque fois une oeuvre différente de l'autre. Pour moi, c'est un concept capital car je ne travaille que par série. Cela m'est obligatoire, je suis un obsessionnel. Deux ou trois formes vont s'imposer et revenir, je ne sais pas pourquoi. La question est : qu'est-ce que je fais avec elles ? Pour faire passer ces obsessions, j'ai inventé une scénographie, un espace, par exemple ce trait de l'horizon qui signifie l'ici-bas.

J'ai toujours aimé la peinture métaphysique, j'ai un pied dans la métaphysique et un autre dans le politique. La série vaut parce qu'elle produit un processus de trouvailles, c'est la recherche et le miel de chaque matin.

On parle de période pour un peintre. Les thèmes sont différents, mais on retrouve des choses qui ont été annexées, qui ont trouvé leur forme, elles viennent s'inscrire même si elles sont très datées. Tout à coup elles surgissent et se mettent en place dans une nouvelle scénographie, une nouvelle dramaturgie. Il y a donc une pratique de la série et une divagation dans l'ailleurs qui fait partie du travail de la recherche.

On avance avec tout son passé de peintre. C'est assez jubilatoire. À partir d'une série, il y a une période antérieure qui est dépassée. On est porté par les séries. Ce sont des cycles existentiels extraordinairement gratifiants. Ils bannissent les répétitions hoquetantes du non-formulé et l'autisme est dépassé. Il y a une dynamique.

Puis la série s'arrête. Une obsession chasse l'autre et une série prend la place d'une autre. Mais pas tout à fait, c'est plutôt comme un fondu-enchainé au cinéma, il y a l'image ancienne et une autre qui se dégage tout doucement. Vers une série encore plus éclatante. »


Extraits d’entretien réalisé avec Dominique Polad-Hardouin, le 26 janvier 1998, à propos de son exposition sur les massacres en Algérie .