Sabhan Adam "Entre noir et or"

From 19 May to 13 July 2005

« Sabhan Adam : entre noir et or »

Octobre 2004. Deuxième rencontre avec Sabhan Adam le prophète d’Hassakeh. Il est de nouveau monté dans l’autobus jusqu’à Beyrouth pour me rencontrer. Je suis prévenue : il est prêt à me parler maintenant et pas une autre fois. Après presque deux heures de quasi monologue, ponctué par des monceaux de cigarettes, quelques gorgées de vin libanais et des rires étouffés de petit garçon grandi trop tôt, il a repris la route en sens inverse. Quinze mois après notre premier entretien et une demi-douzaine d’expositions plus tard, l’homme est le même. Ou presque. Il n’a fait que durcir ses positions.
Entretien réalisé par Diala Gemayel du journal « L’Orient, Le Jour » ( Liban)

« Le matin, je me lève en jurant. Je me penche sur les gens les plus humbles jusqu’à ce que la nuit tombe et que je me mette à peindre des démons.

Peindre sans révolte ? Je n’ai pas d’autre issue. Et de préférence avec une violence qui s’exprime sur les plus grands formats possibles, même s’il faut coudre ensemble les toiles pour obtenir une fresque qu’aucune galerie ne pourra accrocher sur ses murs.

Je me souviens de mon premier souffle, de la première seconde de ma naissance. C’est bizarre, mais je m’en souviens.

Je sais que mon histoire est un peu particulière, mais je n’y peux rien. Je suis entré dans la peinture par hasard, quand je faisais mon service militaire. Mon supérieur m’a demandé un portrait, je l’ai fait. C’est comme ça que tout a commencé.

Si j’avais su que la peinture était aussi douloureuse, jamais je ne l’aurais commencée. Je pensais y trouver l’espoir, la joie, les relations humaines, mais ça a été tout le contraire.

Je ne sais vivre qu’à Hassakeh, dans la tempête et dans le sable, auprès de ma mère.

Je vis tout à partir de la pièce où je travaille. Je déteste l’idée même de la voiture, du téléphone, d’aller vers les autres.

Même l’idée de la femme est trop loin de moi. Je suis trop rempli par le noir, et ceci depuis que je suis enfant.

Si je n’avais pas été peintre, j’aurais été criminel. Je préfère être du côté des criminels, parce que leurs vies obscures peuvent être transformées en or.

Pauvre, criminel ou bien éduqué, je vois l’Homme dans son intégralité, sans géographie, sans histoire, sans religion. Un individu est un individu. Du début jusqu’à la fin.

Au fond de moi, je vis un paradoxe fondamental : je sais tout et je ne sais rien. Quand je travaille, je porte dans mon esprit six milliards d’êtres humains. Je porte chaque objet, chaque pensée d’une manière beaucoup plus pesante que quiconque. Tout pour moi a une signification et un lien avec l’histoire de l’humanité. Et cela se ressent dans mon travail. Ces six milliards d’hommes vivent avec moi chaque jour, parce que je déteste voyager et rencontrer des gens.

Les gens qui sont dans mes peintures portent mes pensées et mes problèmes. Mon seul problème, c’est que je ne sais pas m’intéresser à des questions simples. Je suis un peu comme Ibn Arabi, ce soufi qui a découvert, au milieu du désert, que le feu du soleil ne le réchauffait pas du froid qui traverse l’humanité tout entière.

La plupart des gens ne comprennent pas ce que je fais. Ceux, en revanche, qui achètent mon travail ou qui l’aiment ou ceux auxquels j’offre mes toiles, ceux-là me ressemblent. Comme moi, ce sont des gens lucides, qui savent ce qui se passe. Eux et moi, nous sommes liés par des questions communes.

Je suis le seul artiste à m’intéresser et à dessiner exclusivement l’histoire de l’Homme, avec un grand H.
Je suis un homme dur, et cette dureté se retrouve dans mon travail, quand j’étudie le visage humain. Le visage, je peux le grossir, l’amaigrir, l’embellir, le frapper, le faire mourir, dans la plus grande simplicité. Je n’aime pas les choses faciles et je n’ai pas de rapports simples avec les choses, mais je suis toujours en contact étroit avec la force, l’Histoire. Les philosophes, les gens qui aiment penser, sont ceux dont j’aime m’entourer.

Il m’arrive, pour relâcher la pression, de mettre ma tête dans le frigidaire.

Je n’aime pas le mot « beauté ». Je vis avec la vérité, je vis avec moi-même. D’un côté, il y a les mots « peintre », « couleur » ou « toile ». De l’autre, il y a le mot « âme ». Je ne vois rien d’autre.

À l’intérieur de moi, il y a un âne. Cet âne, je l’ai élevé, éduqué, je lui ai appris ce qu’est la vérité et d’autres choses que personne n’enseigne à l’école ou à l’université. Si je devais l’envoyer aux États-Unis, il ne comprendrait rien. Je lui ai appris à n’écouter personne d’autre que son cœur et son âme.

Finalement, la religion, c’est ce qu’il y a de mieux. Moi, je n’ai que Dieu mais Dieu ne viendra pas à moi dans cette vie. Dieu nous a mis en enfer et nous devons vivre dans cet enfer.

Je suis faible, mais c’est moi qui porte cette charge, j’ai voulu m’éloigner du monde, et ceci depuis deux ou trois ans.

Maintenant, je ne m’attache à rien, ni à mon nom, ni à ma nationalité. Je suis une figure qui disparaît, peu à peu, en fumée. Je n’ai aucun espoir dans mon travail. L’enfer et moi, nous sommes liés.

Je respecte le Coran et l’Évangile, en particulier cette phrase de Jésus qui dit : « Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’avez-vous abandonné ? ».

Parfois il m’arrive d’arrêter de travailler mais j’ai alors l’impression de ne plus vivre. Je n’ai aucun d’espoir dans l’humanité. Mon travail, c’est tout ce que j’ai. »