Humberto Poblete-Bustamante "Try to forget me"

Du 05 novembre 2009 au 16 janvier 2010

Potlatch*

Générosité. De quelle générosité fait-il preuve cet artiste pour nous donner tout ceci, avec un don qui nous jette presque dans l’embarras par sa richesse, la largesse du geste nous incitant à offrir en retour à l’œuvre d’art le don du temps, de l’énergie et de l’attention qui y trouvent leur origine ? Humberto Poblete-Bustamante est un artiste véritablement généreux, avec une très ample largesse de geste et qui, comme tout artiste, fait son œuvre pour soi, parce qu’il le doit, parce qu’il n’a pas le choix, mais qui aime aussi l’acte de nous offrir toute cette totalité, toute l’abondance de sa création, comme un bouquet explosif, l’éruption au ralenti d’une coûteuse confiserie, quelque champagne brutal et sombre, dans la splendeur de ses talents si présents. Que Poblete-Bustamante soit si généreux à une époque où tant d’artistes sont marqués par l’avarice, par la maigre froideur de leurs offrandes, par leurs talents étroits, par leur engagement modique dans cet acte-du-don essentiel, le fait en comparaison paraître extraordinairement courageux, plongeant dans la honte leur pauvre parcimonie par sa munificence. L’austérité et la frugalité d’une bonne partie de la pratique artistique d’aujourd’hui, cette étroitesse presque littérale d’esprit, n’exige en retour qu’aussi peu que ce qu’elle donne : un hochement de tête, un coup d’œil, un mince sourire peut-être alors que l’on « saisit » l’idée avant de passer plus loin sans avoir été touché. Mais on ne « possède » pas un tableau de Poblete-Bustamante : c’est plutôt lui qui vous « possède », de sorte que vous restez là avec lui, en devenez une partie (la position n’est pas toujours confortable) et jouissez du plaisir de l’artiste, lequel vit sa propre force vitale tandis que l’acte de voir s’apparie à celui de faire. C’est une affaire évidemment matérielle que la présence même de ces présents – ces tableaux qui vous confrontent à la folle épaisseur de leur matière, aux seuls poids et pesanteur de la peinture à l’huile, oui, jusqu’à la merveilleuse odeur d’huile de lin, de térébenthine et de pigment qui semble être devenue un cliché, cette romance olfactive de l’atelier qui ne peut être niée davantage que, par exemple, la beauté de la rose. On s’aplatit au mur pour les admirer de biais, avec leur fouillis de formes construit à partir du glacis de la peinture, la manière dont celle-ci se projette de la toile, dont elle apparaît, fait saillie dans le monde bâti et rebâti pour ériger un monument, un sens. C’est une bataille vue du coin de l’œil, sous une certaine lumière. Dans leur solidité, certaines toiles sont presque des sculptures, un petit tondo tiré du couvercle d’un bidon, une tridimensionnalité au-delà des plans plats de l’image. Ici a lieu la peinture comme objet matériel, en chose que l’on puisse prendre dans ses bras, placer sur un mur, poser sur le sol, mais objet qui est aussi bien plus : atmosphère, humeur, émotion, histoire, transformant la pièce, modifiant le mur, nous chargeant d’une dimension par-delà la simple matérialité. Tant de choses se passent ici, tant de choses nous sont offertes, que nous ne pouvons parfois pas immédiatement comprendre ce qui s’y instaure, où l’on nous emmène, ce que l’artiste a entrepris. La densité et l’intensité extrêmes d’une toile de Poblete-Bustamante insistent pour que le spectateur rende à son tour un peu du temps qu’il fallut pour la faire, en l’examinant sous toutes les coutures, allant et venant comme le peintre le fit lui-même, savourant avec lenteur chaque couche de signification (ou le mot est-il plutôt « émotion » ?) comme chaque couche de peinture. De fait, ce n’est qu’au moment où l’on voit les dessins de l’artiste, avec leur gestuelle pleine de bravoure, l’élégance de leur énergie, leur sens inhérent de la composition, que l’on comprend quel soin de la construction, quel art du tracé ont présidé à ces toiles en apparence chaotiques. Même s’ils ne constituent pas des études pour les tableaux, les dessins sont comme les ébauches au bleu de l’esthétique de l’artiste, grâce auxquelles on peut suivre la trajectoire de son talent tandis que cette simple ligne sinueuse fleurit en une forme riche, abondante, lourde, capitonnée presque jusqu’à l’éclatement. Mais ces peintures et ces dessins ne nous impressionnent pas seulement par leurs lignes, par leur composition, par leur texture, par leur architecture ; si puissantes soient leurs vertus abstraites, une analyse formelle ne saurait rendre justice à leur sens véritable. Car même si nous aimons la couleur, la peinture, le motif, nous pénétrons également dans les histoires qu’ils racontent, les mondes et les merveilles qu’ils font surgir à notre intention dans leur domaine étrange et particulier. Poblete-Bustamante fabrique sa propre réalité magique, qui est aussi sinistre que comique, comme peut-être chez Lewis Carroll, Edward Lear, ou Boulgakov – un lieu d’esprits bucoliques et espiègles, de supercherie rustique et de réussites malicieuses. On y trouve des sorcières et des chats facétieux, des poètes décadents, des dandies sans sou vaillant, des banquets en décomposition, des grotesques débarquant d’un pas enjoué d’une commedia dell’arte, des paillardises cacophoniques, une fiction coagulée, en vérité un cataclysme jovial ou une « joyeuse apocalypse ». Ou encore l’oiseau noir de la liesse dans toute sa pantomime menaçante, culotté peut-être, une tête d’étoiles couronnée, un empire à l’évidence. Tout pourrait à tout instant aller de travers, la peinture, la fable, l’histoire secrète, tout virer à l’aigre, se fourvoyer, se perdre – et ce n’est pourtant pas le cas, ça reste en charge de sa propre trajectoire, de sa propre signification, entre les mains d’un maître. Dans l’humidité de la texture, comme si la peinture refusait de jamais sécher, de jamais vieillir ou de se trouver réellement terminée, dans la titubation de la toile tentant de porter son propre poids, se trouve une déclaration de vie au péril de la mort, comme si la peinture était chair, faisant surgir de la palette la création, l’existence. L’artiste sait quand cesser, quand repartir. Quand oser ajouter de nouveau, dans une impossible coagulation des énergies artérielles, par une richesse gratifiante à densité maximale, avec une décharge d’orange là où l’on s’y attendait le moins, une bleuité, une estafilade de chair – cette gestuelle magique construisant une géographie, un territoire tout à soi, une espèce de royaume, devant Dieu ou après. Cette audace à être – romantique – par soi seul, dans la joie, est le don de Poblete-Bustamante, nous octroyant du fond de la solitude de son atelier un univers entier, un monde criard et surpeuplé, grâce auquel nous pouvons vivre à nouveau notre propre solitude. Cette peinture se fait potlatch, la véritable richesse ne peut se mesurer que par la réciprocité, telle qu’elle se donne ici.

Adrian Dannatt Septembre 2009 Adapté de l’anglais par Gilles Mourier

*Potlatch : don ou destruction à caractère sacré, constituant un défi de faire un don équivalent pour le donataire. (Petit Robert) C'est aussi le nom d'une revue dirigée par Guy Debord entre 1954 et 1957, où il fait ses premières armes contre la société du spectacle.